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Journal d'Architecture

N° 82 | Été 2023 | Des mots et des choses

Edito

Sommaire

Ce numéro de Faces est un hommage à l’un de ses rédacteurs historiques, Martin Steinmann. Ses textes sont incontournables dans le discours architectural suisse des années 1980, ils l’ont marqué et forgé [1]. Au-delà des hommages qui lui ont été rendus unanimement, nous avons voulu lui redonner la parole et réitérer son invitation enthousiaste et inlassable à penser ce qu’est l’architecture et à mettre des mots sur nos sensations et nos émotions, que ce soit celles de l’usager ou celles de l’architecte sur ces objets, ces choses que produit l’architecture.

Dans ce questionnement sur l’architecture, Martin a eu un compagnon de route, un sparring-partner tout aussi insatiable que lui, Bruno Reichlin. Leur amitié et leurs échanges remontent à leurs études communes à l’ETH de Zurich au milieu des années 1960. Les deux auteurs partagent à la fin des années 1960 et au début des années 1970 une approche sémiologique de la critique de l’architecture puis ont, chacun à sa manière, ouvert leurs champs de recherche pour tenter de compléter les zones d’ombre laissées par cette approche. Martin par une ouverture vers la phénoménologie et les philosophes de la Gestalt. Bruno Reichlin, lui, complète sa boîte à outils méthodologique par des incursions ad hoc dans d’autres disciplines, histoire de l’art, histoire des techniques, et forge les instruments critiques qui lui servent à construire un discours analytique sur l’architecture du XXe siècle, sur Le Corbusier, sur la modernité, mais aussi sur les notions qui la fondent, tectonique, fonction et spatialité.

Cette convergence initiale, puis les chemins suivis individuellement – qui peuvent parfois sembler inconciliables – se sont nourris d’innombrables dialogues, réels à deux, ou chacun seul devant la feuille de papier et dans les textes nourris de ces échanges. L’agenda théorique de Steinmann est connu : un goût certain pour la neutralité apparente de l’architecture, pour ce qui flirte avec la banalité et adhère au vécu quotidien loin de toute exaltation symbolique, la tentative de cerner l’ambiance ou la Stimmung d’une architecture enfouie dans la mémoire plus involontaire que volontaire, la conviction que la présence des choses – terme au demeurant très heideggérien – impacte de façon immédiate nos sens. Ces idées fécondes, il les a discutées et débattues avec Bruno Reichlin, de sorte que l’on ne peut comprendre la position de l’un des deux sans parler de la lecture spéculaire de l’autre. Autant Steinmann est intéressé aux choses « premières », autant Reichlin croit, à l’instar de Charles S. Peirce, que l’architecture, pour déployer totalement sa signification – en tant que signe – a besoin d’un regard « interprétant ». Autant le premier croit dans une certaine innocence du regard, autant le second part du principe que l’oeil qui n’est pas instruit ne voit rien et que l’architecture est un dispositif qui doit amener le spectateur à voir ce qu’il y a à voir. Autant le premier est convaincu qu’il existe une résonance ou plutôt une projection – selon les principes de la Einfühlung – de nos structures corporelles et émotives sur les choses qui acquièrent ainsi une tonalité, un timbre particulier, autant le second s’est intéressé à la structure et à l’articulation de l’espace architectural. Autant le premier prend l’objet architectural tel qu’il est, autant le second s’est penché sur la genèse du projet comme champ indiciel des intentions de l’auteur. C’est cette disputatio à distance qu’aimerait restituer ce numéro de Faces en posant, face à face, deux hypothèses d’interprétation de l’architecture qui partent néanmoins d’un même constat, à savoir qu’il n’y a pas d’expérience architecturale sans un vécu qui la précède, sans un champ d’attentes, pour reprendre une notion husserlienne. Notre corps n’est pas une structure de carence à remplir, il est déjà structuré, organisé, et nous projetons sur le monde des schèmes, des affects préconstruits qui nous permettent nous l’approprier.

Mais essayons d’introduire brièvement cette opposition. Commençons par Steinmann : l’architecture est entendue comme quelque chose qui produit un certain effet sur nous. Cet effet nous investit totalement. Or, seule une totalité structurée peut produire sur nous un effet : cette « structure de forces perceptuelles » – notion qui n’est pas sans rappeler les thèses de Rudolf Arnheim ou de Christian Norberg-Schulz – crée, génère une relation affective, une sorte de participation empathique. Ce qui l’intéresse, c’est cette perception immédiate et – pourquoi pas – naïve et distraite (Walter Benjamin ne disait-il pas que l’architecture doit être pensée pour un esprit distrait ?) qui a les traits de la qualité première, qui en appelle aux sensations originaires. Pour Reichlin, notre perception est toujours un acte complexe, hautement culturel, qui s’accompagne d’une organisation et d’une inspection raisonnée. Voir, c’est déjà savoir : c’est mettre en forme les inputs sensoriels élémentaires, les stimuli. L’objet architectural serait une sorte d’analogon. L’expérience esthétique en quelque sorte déborde le support physique et matériel. Pour que ce processus d’association se mette en branle, il faut que le spectateur sache déceler, derrière le morceau de tôle usinée, le bloc de béton décoffré, une intention expressive, qu’il interroge les objets sur la façon dont ils ont pu être réalisés, qu’il commence à s’imaginer le procédé qui a amené à leur existence physique. Inspecter la réalité c’est l’inspecter sous certains rapports.

Pour Reichlin un objet est là, face à nous selon plusieurs modes d’existence que notre esprit a à identifier, à dissocier et à faire entrer en résonance avec d’autres objets présents ou absents. L’oeil ignorant, l’oeil non doué d’une capacité cognitive analytique, c’est celui qui n’est pas porté par une conscience pleine. Au contraire, pour Steinmann, il existe « un effet qui découle de ce qui est déjà là : de la forme et pas de la signification qui est associée à la forme du fait d’une convention [2] ». Le jeu d’associations serait donc étrangerà la manifestation de la Stimmung. Làoù Reichlin pense que l’architectureest toujours faite d’autre chose qued’elle-même [3].

Selon Steinmann, la chaise de Mies dessinées dans le cadre de la Siedlung du Weissenhof à Stuttgart paraît « détendue » par sa forme intrinsèque, contrairement à celle de Mart Stam qui paraît plus « tendue [4] ». L’objection qu’il adresse à Reichlin repose sur la distinction entre la présence des choses et ce qu’elles évoquent ; entre ce qui est in presentia et le caractère in absentia des associations mentales que la perception peut générer mais qui sont d’un autre ordre que la perception hic et nunc de la réalité. La présence est de l’ordre du sensible et du tangible, de l’augenblicklich, du coup d’oeil, de la perception instantanée [5]. Nous attribuons àla chose qui nous fait face le statut de sujet, nous projetons en elle certaines structures émotives : « Les premières qualités que nous percevons dans les choses sont de nature affective » écrit Steinmann en suivant les traces de Mikel Dufrenne, lequel ajoutait : « Si le signe signifie directement, c’est parce que la signification est connue avant d’être reconnue. » Autrement dit pour Steinmann, un signe peut signifier parce qu’il est « compris par le sentiment », lequel est un acte d’intelligence immédiate. Ainsi, dans un article de 1999 consacré à la Haute École suisse d’ingénieurs du bois de Marcel Meili et de Markus Peter, il parlait d’une Stimmung « poussée jusqu’au bout et éveillée par ce bois des panneaux de revêtement plein de noeuds sans se perdre pour autant dans un traditionalisme douteux [6] ».

Il ne récuse donc pas la position de Reichlin mais, suivant une thèse répandue dans la philosophie phénoménologique, il confère une préséance – donc une suprématie – à la perception construite sur la base d’a priori sensibles. Au risque de paraître réducteur, on dira que pour Steinmann le rapport du corps au monde est immédiat, tandis que pour Reichlin il est « médiatisé ».

Pour cerner de façon plus approfondie la position de Steinmann il faudrait peut être lire jusqu’au bout ce que Dufrenne entendait par « qualité intrinsèque d’un objet esthétique ». Il observait ainsi que toute oeuvre a une certaine qualité essentielle qui est par définition un bloc : « L’expression est une qualité et la qualité, Bergson l’a bien montré, ne se laisse ni décomposer ni composer, l’expression est saisie d’un coup et comme une indécomposable unité. » L’un, au fond, attribue au spectateur naturel un penchant critique alors que l’autre à l’inverse, essaye de caler le critique dans la peau du spectateur naturel, innocent. L’un part du présupposé que l’observateur s’observe en train de regarder (ce dédoublement du sujet renvoie à l’entreprise kantienne), alors que pour son contradicteur le sujet observateur est totalement impliqué dans l’acte d’observation, tant et si bien qu’il s’identifie à l’expérience qu’il fait.

Donnons ici la parole à nos deux auteurs. Leur amitié et leur dialogue remontent à leurs études communes à l’ETH à Zurich et à leur diplôme obtenu en 1967. Ils partagent alors une même méfiance à l’encontre d’un milieu professionnel qui ne les satisfait pas. Martin commence à travailler sur les archives des CIAM entre 1928 et 1939, se retrouvant en prise directe avec les dissensions internes des membres fondateurs du Mouvement moderne, au-delà de l’apparente unité promue dans les manifestes. Cette analyse des premiers CIAM le plonge dans les divergences des points de vue au sujet de la notion même de fonctionnalisme – et de la nécessité de devoir y intégrer, ou non, la dimension psychologique et culturelle de l’architecture, en particulier les débats sur le rôle social de l’architecture, sur la notion de monumentalité ou encore sur les rapports entre art et architecture. Ces questions sont également centrales dans la pratique et les questionnements théoriques des architectes pour lesquels autant Martin que Bruno se passionnent : Hans Schmidt, les écrits de son frère, l’historien de l’art marxiste Georg Schmidt, Hannes Meyer, Le Corbusier, Heinrich Tessenow, Kay Fisker, des architectes de la « seconde » modernité, comme Otto Rudolf Salvisberg ou Georges-Jacques Haefeli, Karl Moser, Charles Steiger et de nombreux autres, mais aussi d’acteurs contemporains comme Robert Venturi, Martin Rauch et Scott Braun ou Giorgio Grassi.

Le texte à quatre mains de Reichlin et Steinmann sur le réalisme en architecture publié en 1976 est une commande de Stanislaus von Moos pour le numéro d’archithese consacré à ce thème ; il est un instantané de leur questionnement sur les modalités d’une critique productive de la modernité. Il révèle leurs réflexions communes sur les questions qui fondent le discours architectural et qui les lient à ce moment-là. Et il contient un programme des thèses qu’ils exploreront ultérieurement. Le texte part de la « querelle du réalisme » pour s’ouvrir sur le rôle de l’architecture dans la société et sur les mécanismes de notre perception et sur la possibilité d’une objectivité dans le jugement architectural. Il nous livre un témoignage précieux sur les prémisses de la discussion qui va prendre naissance entre les deux auteurs, il en met au jour les fondements. Ils s’interrogent sur les valeurs non prises en compte par le discours « fonctionnaliste », pris stricto sensu : les lois de la nature, comme celles de la construction, ne suffisent pas à définir des formes, elles réduisent le champ des solutions possibles, mais ne les déterminent pas. L’architecture possède donc sa propre réalité formelle qui nécessite une théorie propre à sa discipline.

Et citant Georg Lukács, ils reprennent à leur compte la différenciation entre le temps de la conception et de la production et celui de la réception. Et la nécessité de fonder une critique sur le travail qui produit l’oeuvre. L’article restitue également le cadre théorique dans lequel les deux auteurs fondaient leurs recherches : critiques marxistes, Karl Marx, Bertolt Brecht, Walter Siti, Wolfgang F. Haug ou Louis Althusser, sociologie, théoriciens de la perception. Martin Steinmann publie en 1980 dans la revue viennoise Umbau « La forme en tant que langage. “J’aimerais devenir comme celui qu’un autre a été un jour” ». Ce texte, dont le sous-titre se réfère à une phrase prononcée Gaspard Hauser et reprise par Peter Handke dans sa pièce de théâtre Gaspard, explore l’expérience du « comment en parlant, on apprend à parler », c’est-à-dire le rapport du langage avec la réalité ; l’interaction du langage avec la perception, et la modification, la transformation de la perception par les outils qui sont mis à notre disposition. La discussion autour de l’existence d’une langue « naturelle » qui précéderait toutes celles apprises, celles qui « corrompraient » notre perception, renvoie à celle de l’architecture sans architectes (Bernard Rudovsky) et du débat sur l’architecture ordinaire, se référant autant à Hans Schmidt qu’à Robert Venturi.

Bruno Reichlin, dans « Réponses à Martin Steinmann [7] », montre combien il est difficile de situer la frontière entre une perception qui serait immédiate et celle qui est nourrie par nos connaissances et nous met utilement en garde contre une possible « fuite [en avant] des associations pourrait bien à ce point générer une atrophie inopinée de la perception ».

Le dernier texte de Martin Steinmann sur cette question, paru en 2014, « Versuch über Stimmung – Für Bruno Reichlin » donne une définition étendue de ce qu’est la Stimmung, essayant de mettre un point d’orgue à ces recherches. Il articule sa position avec celle de Bruno et montre que l’approche de Bruno et la sienne, aussi différentes qu’elles puissent sembler, sont les deux faces de la même médaille, une interrogation ininterrompue sur notre perception de l’architecture. Deux faces que nous n’avons pas fini d’explorer.

 

[1] Sur la scène architecturale suisse dans les années 1980 et les spécificités des rapports entre théorie et projet, voir l’article d’Ulrike Jehle Schulte-Strathaus, « Architektur ist Denken ausstellen. Herzog & de Meuron – die achtziger Jahre », dans Kunst + Architektur in der Schweiz, 1996, nos 44-53, qui développe ce thème à l’exemple du travail des deux architectes bâlois.

[2] Martin Steinmann, « Les limites de la critique », dans matières, no 6, PPUR, 2003.

[3] Bruno Reichlin, « L’oeuvre n’est plus faite seulement d’elle-même », dans Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, nos 22-23, février 2008.

[4] Martin Steinmann, « Stimmung », dans matières, no 16, PPUR, 2020.

[5] Martin Steinmann, « Augenblicklich, note sur la perception des choses en tant que formes », dans matières, no 3, PPUR, 2000.

[6] Martin Steinmann, « Figures basculantes. La nouvelle haute école de l’économie du bois à Bienne (1990- 1999) », dans Faces, no 47, hiver 1999-2000, p. 53.

[7] matières, no 6, 2003, p. 32-43. Version allemande, « Jenseits der Zeichnen », dans Der Architekt, no 3, 2001, p. 61.

 

Catherine Dumont d’Ayot et Paolo Amaldi