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Journal d'Architecture

N° 76 | automne 2019 | L'art de l'espace public

Edito

Sommaire

À l’origine l’espace public était l’espace politique de l’urbs. Les places sont nées comme places à programme. Alberti préconisait aux hommes d’embellir les « aires » par des colonnes, ou des obélisques ou des arbres pour que leurs « successeurs les vénèrent », et il avait sous les yeux à Rome, l’exemple de la colonne de Marc Aurèle autour de laquelle on a construit ensuite la Piazza Colonna. Les places royales en France étaient occupées en leur centre par les statues équestres des rois, selon une pratique que l’on retrouve à partir du Quattrocento. Depuis la deuxième moitié du xviiie siècle et suivant les théories de Pierre Patte et de l’abbé Laugier, alors que naît la ville moderne, ouverte et décongestionnée, on dégage les places pour y poser des monuments centrant les perspectives, idée qu’amplifieront les travaux de transformation de Paris ou ceux initiés par le mouvement City Beautiful américain, soutenue par les expositions universelles qui présenteront certains objets d’échelle monumentale à forte charge symbolique. Pendant tout le XIXe siècle, on place dans les lieux publics bustes, statues, effigies, pour commémorer les grands hommes ayant rendu service, par leur génie, à la patrie reconnaissante. Camillo Sitte voyait de très mauvais œil cette manie de placer les objets au centre de giratoires ou d’espaces vides. Son texte d’urbanisme paru en 1889, Der Städtebau nach seinen künstlerischen Grundsätzen, est une analyse méticuleuse de plusieurs espaces publics qui interroge la dimension esthétique de la ville à l’aune de catégories qui sont au croisement de la psychologie et de la théorie de l’art total et qui avait fait des adeptes dans le domaine des arts appliqués. Sitte emploie alors la notion de convexité perceptive pour signifier cette volonté de tout isoler.

L’objet d’art commémoratif est né pour embellir la ville et pour être perçu à distance, mais il reste un monument posé qui ne structure pas son environnement immédiat. C’est cette présence inerte, autocentrée, que Sitte qualifiait d’« errements modernes ». Or, l’idée de soumission de l’œuvre d’art à l’architecture et à l’urbanisme sera battue en brèche au début du XXe siècle par des théoriciens comme Fernand Léger, Théo Van Doesburg, ou Adolf Behne, alors que son rôle social se précise. S’ouvre ainsi une réflexion théorique plus profonde qui vise, comme disait Le Corbusier, à penser une synthèse des arts majeurs. La théorie et la pratique de l’artiste suisse Max Bill auquel Faces avait rendu hommage en 1990, est à cet égard exemplaire. Comme le notait son fils [1], l’artiste fut marqué lors de l’exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de Paris de 1925, par la célèbre Cité dans l’espace de Frederick Kiesler, application des théories de Théo Van Doesburg qui imaginait l’espace urbain à venir comme un environnement total, traversé par des « tensions en profondeur » et des « tensions en hauteur ». S’étant posé la question du statut de l’objet d’art dans l’espace public et de sa nouvelle fonction sociale, Bill développera, dès la fin des années 1950 et pendant trente ans une recherche centrée autour de la notion de Pavilionskulpturen, assemblage d’objets élémentaires suivant un mode agrégatif et rythmique, qui ne veut être ni architecture ni sculpture, mais plutôt un « praticable » (dans lequel on peut entrer et sortir) dont la propriété est d’occuper à la fois l’espace public et de le structurer, en le soumettant à un champ de forces. Bill dans ses recherches d’art concret à échelle urbaine renonce au monolithisme : la sculpture explose et affecte ce qui est, à tous les effets, un environnement. L’œuvre posée le long de la Bahnhofstrasse de Zurich et réalisée en 1983, mesurant 25 x 5 x 4 m, malgré la trame géométrique rigoureuse sur laquelle elle repose, agit comme un système rotatif : elle oblige à une appréciation dynamique. Elle circonscrit l’espace sans le fermer, elle alterne espaces de franchissement et de repos. En même temps, par son matériau, le granit issu de carrières provenant la forêt Noire, elle évoque des assemblages archétypaux sur le mode du trilithe : une succession de portes et d’assises couchées, tombées au sol, tels des morceaux de ruine d’un temple antique. Contrairement à l’art purement relationnel de Mondrian, Bill pensait que tout objet artistique concret qui agit comme monument convoque des contenus extra-artistiques et contient en soi « des forces symboliques directes ». Au-delà de l’influence qu’a pu avoir Max Bill dès les années 1950 sur l’art dit minimaliste, cet objet est le témoin d’une longue quête de la deuxième moitié du xxe siècle qui a consisté à structurer l’espace public par des « infra-sculptures » aux formes ouvertes, qui structurent le sol de la ville ou une portion de territoire, se propagent dans les interstices de lieux partiellement abandonnés, mal occupés, résiduels, se déployant comme des bas-reliefs lorsqu’elles deviennent des aires de jeux pour enfant. À l’instar des œuvres posées par Richard Serra dans les friches industrielles de la Ruhr, l’œuvre d’art public de Max Bill s’inscrit dans son environnement en poussant l’attention du spectateur vers le haut et vers le lointain, détournant son regard vers d’autres lieux et d’autres temporalités, agissant comme catalyseur d’une expérience complexe et plurielle qui déborde sa propre présence en tant qu’objet d’art.

[1] Jakob Bill, « Max Bill’s Pavilion Sculpture » dans Karin Gimmi (ed.) 2G, nos 29-30, 2004, p. 222-231. Voir aussi à ce propos Roberto Fabbri, Max Bill. Espaces, traduit de l’italien par Vittorio Valentino, Gollion, Infolio, 2017, p. 136-146. 

Paolo Amaldi, rédacteur en chef