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Journal d'Architecture

N° 66 | Eté 2009 | Enseigne

Edito

Sommaire

Cyrille Simonnet
Enseigne

Au XVIIIe siècle, une catégorie de la théorie de l’architecture tournait à plein régime: celle de convenance. Elle désignait la part de décoration adaptée au rang du « propriétaire », qui pouvait ainsi montrer, voire exhiber le gradient exact de sa position dans la hiérarchie des honneurs ou des faveurs en vogue dans l’ancien régime. De cette couche de décorum, que reste-t-il aujourd’hui? Un peu plus mélangé peut-être, un peu moins conventionné sans doute, le désir d’une considération affichée continue de marquer l’esprit de l’architecture, même la plus modeste. La différence, c’est que le phénomène semble-t-il relève plus aujourd’hui de la sociologie que de l’esthétique. Encore que la distinction ne soit pas toujours d’une évidence absolue. Ainsi, il y a une espèce d’édifices qui combinent dans leur nature la double vertu d’être et d’apparaître au plus haut degré de la distinction. Ce sont les édifices que nous qualifions d’« enseigne ». Enseigne, plus qu’emblème, voici pourquoi. L’emblème est une figure symbolique, un ornement habituellement rapporté (embléma : figure avec une devise). Alors que l’enseigne est le signe même, l’indice en acte, en exercice de désigner. Ainsi le bâtiment-enseigne est un bâtiment certes emblématique, mais plus encore un insigne géant, un signe de ralliement, comme une immense pancarte qui s’autodésigne, au titre par exemple de siège social ou de bureau d’entreprise soucieuse de reconnaissance.

Toute ville importante a son quartier d’affaires. Lequel concentre en général une collection d’immeubles que l’on qualifie de « tertiaires », qui abritent les fameux?cols blancs partageant leur temps entre leur bureau, leur téléphone et les salles de réunion. Le cinéma hollywoodien regorge de scènes qui se déroulent dans les halls ou les étages de ces buildings d’acier et de verre. Or loin d’être anonymes comme leur concentration tendrait à les faire apparaître (disparaître en réalité…), ces édifices révèlent chacun quelque chose de singulier. Ce quelque chose est le signe distinctif qui fait advenir l’édifice à cette catégorie que nous qualifions d’ « enseigne ». Mais tout l’intérêt se situe à notre sens dans cette dimension hautement paradoxale de la distinction. Surtout quand cette dernière s’évertue à se signifier par les artifices inverses de l’affiche ou du blason. C’est la merveilleuse ambiguïté du minimalisme qui, comme l’on sait du moins fait le plus. Dans cette compétition pour apparaître en creux pour ainsi dire, les sièges sociaux d’entreprise, via leurs architectes, offrent parfois d’étonnantes créations. C’est à celui qui, parce qu’il se verra le moins si l’on veut, se distinguera le mieux. En somme une sorte de potlatch inversé, où la dépense improductive se réalise toujours dans le défi réciproque d’une capacité à dépenser le plus, mais où l’étalage de richesse s’effectue sous la contrainte d’une espèce de dogme (très protestant…) consistant à rester le plus discret possible. L’exploit consistant à rendre invisible en quelque sorte l’éclat de l’or que l’on déverse par milliers de lingots…

Genève, Zurich, Bâle sont des villes tout à fait emblématiques de cette situation. La banque, la joaillerie de luxe, la gouvernance mondiale, la pharmacie déclinent toute une quantité d’édifices dont l’architecture, loin de s’adonner à la démonstration carnavalesque de la parure, cherche au contraire une subtile manifestation de distinction. L’élégance est atteinte, dit-on communément, quand on ne la remarque pas. Voilà donc l’enseigne advenue à son sens le plus inattendu : soucieuse de montrer, d’indiquer, elle le fait dans un silence, une posture qui affiche une espèce d’humilité, de simplicité, supposées dignes d’attention. Monastique désormais, cistercienne autant que protestante, cette manière caractérise un certain nombre de travaux, que l’on range, précisément, sous cette enseigne… On passe devant sans vraiment s’en apercevoir, mais on sent bien que ces édifices nous regardent. Impeccablement dressés, leur marbre et leur verre sont malgré tout intimidants, voire menaçants. Ils composent la grande puissance des sociétés qu’ils abritent, le font savoir discrètement et simplement, mais sûrement. Est-ce une architecture solennelle pour autant ? Est-ce une architecture monumentale, majestueuse ? Nous examinons des exemples qui travaillent précisément à la limite, profitant de leur matériau autant que de leur position urbaine. A la croisée des deux, ils affichent une posture, une allure, un éclat qui leur confère cette espèce d’autorité surprenante qui caractérise souvent ce genre d’architecture. Voici donc quelques unes de ces enseignes architecturales qui se hérissent dans le désordre policé de la cité.

© Faces, 2009