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Journal d'Architecture

N° 44 | Eté 1998 | Nature et artifice

Edito

Sommaire

Giairo Daghini
Nature et artifice


Notre culture est traversée par de nombreux couples d'antithèses complémentaires, par des oppositions qui devraient s'exclure l'une l'autre. Parmi les plus étudiées, celles de sujet/objet, corps/âme, nature/culture ou nature/artifice ont été au centre du débat entre anthropologues, philosophes, biologistes, architectes... Ces antithèses complémentaires ne peuvent en aucun cas être considérées aujourd'hui comme des juxtapositions qui délimitent des sphères distinctes. Dans l'opposition nature/culture, on peut dire, selon les termes des biologistes, que nature comprend le patrimoine héréditaire transmis à travers le code génétique, et culture le patrimoine héréditaire transmis à travers des liens non-génétiques, dont le plus important est certainement le langage. Dans le langage lui-même, en réalité, agissent des relations où sont impliqués des éléments de la nature et de la culture à la fois, comme il advient entre «langage et discours», entre «niveaux phonématiques inconscients et niveaux sémantiques», entre «formes et sens». Ainsi, les deux systèmes distincts de nature et culture entrent en résonance dans le langage, produisant un nouvel et unique système (G. Agamben, Enfance et histoire). 

Quant à l'opposition nature/artifice, la polémique a déjà fait long feu entre ceux qui affirment que la digue du castor, la toile d'araignée, la ruche, le nid sont des objets naturels et ceux qui soutiennent que la digue construite par l'homme, l'architecture, le tissage sont des événements artificiels. Nous savons par contre avec Jacques Monod 
(Le hasard et la nécessité) que par leurs caractères spécifiques, c'est-à-dire par rapport à leur structure, à leur morphogenèse et à leur fonction, tous les produits des êtres vivants sont des objets artificiels. L'alliance qui s'établit ici entre monde animal et monde humain montre à nouveau que les distinctions entre ces domaines sont beaucoup moins nettes que les antithèses complémentaires de notre culture le laissent entendre.

Néanmoins, la présence de ces antithèses dans la culture témoigne d'un long itinéraire de dissociations progressives des différents domaines. 

Cet itinéraire comprend la mise en évidence par les Grecs des thématiques de la nature et de l'artifice accompagnées des concepts de nécessité, de hasard, d'art et d'imitation; par les modernes, la vision d'une science qui procède par abstraction et qui délimite une idée de nature structurée comme un grand automate. A un stade ultérieur, la nature sera mise en retrait, supplantée par l'artefact et l'histoire, et la volonté d'imitation ne trouvera plus sa place dans la philosophie de l'esthétique. Actuellement, plusieurs mouvements essaient d'aller au-delà de l'abstraction, au-delà du modèle et de la 
mimèsis vers l'intégration du naturel et de l'artificiel. 

Nature, hasard, art

Des références très anciennes à la nature sont repérables dans les lignes abstraites qui expriment, avec la découverte des rythmes, le commencement de la domestication du temps et de l'espace dont parle Leroi-Gouhran dans Le geste et la parole. Beaucoup plus tard, à travers les Grecs, la nature se manifestera comme phisis douée d'un principe créateur qui produit ce qui est, en l'arrachant au chaos. Les choses qui existent, dira Platon dans Les Lois (888, 889), sont produites également par l'art et par le hasard. L'art est inférieur aux deux autres principes producteurs parce qu'il reçoit de la nature sa matière essentielle déjà constituée, qu'il façonne et met en oeuvre en produisant quelque chose de moindre, justement d'artificiel. La dévaluation platonique de l'artefact, en tant que nécessaire contrefaçon, comportera un jugement négatif des arts en général, réduits au statut de copies et d'imitations de la nature. L'origine du concept d'imitation, de mimèsis dans la culture grecque, est liée aux notions de représentation et d'expression, davantage qu'à celle d'imitation. Mimèsis présuppose minos, acteur, et renvoie à celui qui exprimait des rituels particuliers avec la voix ou le geste, ou qui mettait en scène des actions et des caractères par l'association de paroles et d'images. L'imitation ou mimèsis,théorisée dans les arts comme subordonnée à la nature, a une origine analogue à celle du langage, qui extrait de la réalité les aspects qui en donnent une image symbolique. 

Platon établit une hiérarchie de valeurs entre les imitations que les arts font de la nature. Au point le plus bas se trouvent la peinture et la musique: elles élaborent des simulacres. Si les choses du monde sensible sont des copies des «idées», qui sont les vrais modèles transcendants du réel, l'artiste en tant qu'imitateur des choses sensibles, est à deux degrés de distance de la vérité. Il y a par contre des arts qui possèdent la force ininterrompue de création et dont la 
mimèsis engendre la même action génératrice que la phisis. Ce sont les arts dits «sérieux», notamment la médecine, la politique, la gymnastique. L'art des constructeurs possède un statut particulier parce qu'il participe à un ordre de connaissances où il est fait constamment recours au nombre et à la mesure. Cette rencontre entre mimèsis et mathesis, entre l'imitation et l'ordre mathématique, fera participer l'art de l'architecte à la métaphore du démiurge, celui qui réalise le monde des idées.

Avec Aristote intervient une réévaluation de la 
mimèsis, cette essence indépassable de l'art. Les oeuvres de la nature et de l'art sont toutes deux des produits, et en tant que tels sont opposées au hasard qui ne peut être reconduit à aucune règle. Cet aspect d'accidentalité du hasard influence le champ des arts, des technai, qui ne possèdent aucune vérité propre. En ce sens, pour Aristote, la mimèsis de ce qui est vrai et éternel aura un effet régulateur du hasard, et en même temps prendra la valeur d'une théorie esthétique.

Dans le monde ancien, le fil qui relie l'art à la nature est celui de la contrefaçon de la réalité dans sa copie. Ce lien s'exprime dans le caractère métaphorique du rapport entre le monde bâti et la nature. Il est visible dans le langage des colonnes et des chapiteaux à éléments végétaux; il est perceptible dans la recherche des règles et des proportions axées sur la géométrie et les nombres qui mettent en relation l'édifice avec un monde au-delà du simple utilitarisme. Vitruve transmettra aux architectes constructeurs la thèse de l'imitation contrefaçon ainsi que la problématique du système modulaire et des proportions géométriques. 


La Nature comme automate

Le démontage du lien grec entre la connaissance scientifique et l'expérience naturelle marque la rupture de toutes les frontières du savoir qui commence à la Renaissance. La première cible sera l'évidence naturelle en tant que telle, destituée progressivement de toute autorité. L'homme se distancie de la nature qui devient dès lors l'objet et l'enjeu de l'observation. Avec sa longue-vue, son perspicillum, Galilée naturalise le ciel, et montre que l'univers est écrit «en langue mathématique, et ses caractères sont le triangle et le cercle et autres figures géométriques sans lesquelles il est humainement impossible d'en comprendre un mot» (Il Saggiatore). La recherche se concentre dorénavant sur un concept d'expériences différent de celui du sens commun auquel faisait référence la science aristotélicienne. L'intérêt se dirige vers la construction d'un concept d'expérience homogène aux proportions déduites des principes de la géométrie, concept qu'il faudra perfectionner avec l'aide d'instruments techniques adéquats et qui devra permettre une construction expérimentale du monde de la nature. Mettre de l'ordre dans la «forêt» de l'expérience naturelle, dira Francis Bacon, pour réaliser l'utopie où le «savoir» devient «pouvoir». La nature, par ses lois, que la nouvelle science formalise dans des modèles physico-mathématiques, se fait plus transparente.

Une telle voie avait déjà été ouverte par les humanistes, les architectes et les artistes florentins du Quattrocento, avec l'invention, ou la ré-invention, de la 
perspectiva artificialis. Avec ce modèle d'espace abstrait, ces constructeurs renouvellent l'art architectural en essayant de l'éloigner des approximations de l'expérience naturelle. «La révolution, écrit André Chastel, avait consisté à étudier intégralement l'édifice comme une articulation cohérente de formes géométriques et à ne plus subordonner l'originalité de la conception à la résolution des problèmes concrets successifs. «La nature, est assimilée à un édifice/artifice géométrique qui confère à l'architecte son rôle moderne de concepteur et de théoricien.

Ce n'est pas sans rapport avec cet artifice que prend forme le doute cartésien d'un sujet qui considère la conscience naturelle comme une source trompeuse de représentation sensible (couleurs, saveurs, sensations). Sujet qui élabore sa science en établissant un langage formel détaché de l'expérience et entièrement construit sur les «qualités premières» de la géométrie et du mouvement. La représentation de la nature ainsi construite sera celle d'un automate mécanique. La connaissance elle-même devient un artefact.

La notion moderne du rapport nature/artifice est née en concomitance avec l'apparition de ce concept de nature élaboré par la nouvelle science. Dans cet artifice prend forme la dissociation moderne, chargée de conséquences, entre le degré de vérité des formalisations artificielles physico-mathématiques et le degré d'intelligibilité des appartenances naturelles: les sens, l'imaginaire et l'inconscient. 

Cette dissociation n'enlève rien, au contraire, à l'efficacité du processus de transformation de la nature entrepris par l'industrialisation moderne. Dans ce processus prendra forme un univers d'objets techniques ainsi qu'une humanité qui aura dans l'image de la nature comme automate mécanique sa propre référence et son propre artefact. Ce formidable processus de territorialisation aboutira à la construction d'une seconde nature faite de grandes villes, de campagnes mécanisées, de paysages industriels, d'univers productifs souterrains qui tous, tendent à se diriger vers une évacuation du naturel. 

Le modèle physico-mathématique n'aura pas suffi. D'autres sciences et savoirs sont entrés en jeu en proposant leur propre modèle comme instrument pour la transformation de la nature. En premier lieu, la chimie, cette «science du feu», qui contribuera à produire toute l'infinité des matériaux de la modernité, le fer, le verre, le ciment, les matériaux synthétiques avec lesquels seront construits les nouveaux territoires. On peut dire que les actions humaines d'appropriation et de transformation de la nature ont affecté l'écosystème du monde dans son ensemble à tel point que le milieu naturel que nous habitons est, en effet, une construction des hommes, leur artefact.


Le «milieu associé» du naturel et de l'artificiel

«Gardons-nous de déclarer qu'il y a des lois dans la nature. Il n'y a que des nécessités. (...) Quand aurons-nous totalement dédivinisé la nature? Quand nous sera-t-il permis de nous naturaliser, nous autres hommes (...)?» (Le Gai Savoir, 109). Au modèle physico-mathématique, à toutes les transcendances, Nietzsche oppose une nature vitaliste, créatrice, destructrice, régie par la nécessité, non par des lois. Le défi consiste dans la formulation d'une «pensée-Nature» qui puisse dire la logique du vivant et du sensible. D'autres philosophes, de Hume à Bergson et de la phénoménologie à Deleuze, ont contesté la suprématie de l'explication physique. Il s'agit d'une pensée où plusieurs lignes de «philosophie de la Nature» visent à rétablir dans des formes inédites une rencontre immédiate de la connaissance à ses objets, une rencontre avec les choses en elles-mêmes. 

Des processus analogues s'ouvrent également à l'intérieur des sciences et des nouvelles épistémologies, avec lesquelles la modernité a construit, comme elle continue de le faire, sa seconde nature. De la chimie à la biotechnologie, de la géologie à la physiologie, on passe d'une science classique qui a fait de la nature un automate à des sciences qui mettent en leur centre les phénomènes d'auto-organisation de la matière et les phénomènes évolutifs de la vie.

Dans les années 1970, Prygogine et Stengers, dans 
La Nouvelle Alliance,opposent à la gravitation qui décrit une nature intemporelle les sciences du vivant qui recherchent comment l'énergie, la matière, les informations sont captées, transformées, distribuées dans un mouvement évolutif ininterrompu. Face à un rapport nouveau, plus complexe, avec la nature, ils proposent de reconnaître la centralité de la thermodynamique et des processus entropiques irréversibles. A la place des lois universelles, l'exploration des processus du vivant qui se développe toujours loin de l'équilibre. A la place des constructions garanties par des modèles, la réintroduction du hasard producteur d'événements, la réintroduction de l'invention. 

Ces positions de rapprochement de la nature ouvrent des rapports de connaissance/réalisations très subtils. Il ne s'agit pas de revenir à la nature dans le sens ancien, mais d'établir des rapports inédits avec la 
phisis en elle-même. Gilbert Simondon, dans son livre Du mode d'existence des objets techniques, a examiné le sens, l'aspect spécifique des structures et des objets techniques d'aujourd'hui. Pour commencer, la technique, le monde des artefacts, a institué un milieu généralisé au-delà de toutes frontières régionales et obéissant à une dynamique endogène. Dans ce monde, le modèle classique forme/matière est insuffisant d'un point de vue technologique en tant que présupposé d'une forme fixe et d'une matière homogène. L'objet technique concret, dit Simondon, avec ses matériaux, ses flux d'énergies, ses synergies, ses systèmes internes de cause à effet, se rapprochent du mode d'existence des objets naturels. Il intègre en lui une partie du monde naturel qui intervient comme condition de fonctionnement, jusqu'à en faire un «milieu associé», un mélange de milieux naturels et techniques. Il ne s'agit plus d'imitations mais plutôt et surtout d'une simulation tendancielle des processus naturels incorporés dans l'artefact. 

De même, les biotechnologies qui interviennent en profondeur sur le vivant, en particulier sur le code génétique, réalisent, pourrait-on dire, des milieux associés de ce type. Un acte tel que la fécondation provoquée artificiellement, a comme résultat un événement naturel qui est en même temps artificiel. Sans parler du clonage animal, des végétaux transgéniques, ou de la radioactivité artificielle des centrales nucléaires. Au moment où toute différence s'estompe entre nature et artifice, la distinction entre les deux systèmes semble se dissoudre et l'ensemble du réel nous apparaît composé de choses qui sont naturelles et artificielles à la fois. Ces événements qui apparaissent, sur la voie du progrès à l'infini, comme une série de succès, ne sont pas en soi dépositaires de vérité. Certainement, le savoir a conféré au faire ce pouvoir illimité dont rêvait Bacon au début de notre modernité dans son inquiétante 
Atlantide. Mais en même temps, ce savoir, scientifique et philosophique à la fois, nous impose de rendre visible un monde où les choses qui disposent d'une autonomie spécifique ne sont pas seulement les organismes, les choses vivantes. Les concepts de la science classique sont devenus inadéquats pour comprendre les enjeux de la nouvelle nature. Il faut que nos concepts se chargent d'empirisme et s'ouvrent à l'autonomie spécifique de la phisis, à ce champ immense de forces auxquelles nous, les vivants, appartenons et qui n'est pas réductible à des prédicats anthropologiques. Il nous faut des concepts empiriques qui puissent nous porter à la rencontre des grands événements dramatiques - dans le sens du théâtre du monde - des processus géologiques et biologiques, où se tracent les lignes de l'évolution par inventions répétées, et où se font et se défont les paysages en association avec l'univers qui est le nôtre. Il s'agira alors d'établir de nouvelles alliances entre les milieux associés de phisis et d'artefact dans le respect et dans la liberté des autonomies spécifiques. Et ceci, sans revenir en arrière vers aucun mythe de nature originaire. Ce savoir, nous devons l'inventer à tout moment et, aujourd'hui plus que jamais, il devient l'enjeu et la mesure de notre acte de construire.

Le temps de l'artefact et le temps de la phisis

Dans ce nouvel «état de nature» toujours plus peuplé de machines et de technologies, de territoires où ont cours une multitude de processus imbriqués, d'artefacts et de phisis, une question très importante est posée par les temporalités différentes de ces imbrications et de leurs exigences spécifiques. 

Ce n'est pas un hasard si les thèmes du territoire et du paysage reviennent aujourd'hui avec force dans le projet d'architecture. Dans chaque partie, ou zone, ou marge de la 
suburbia a lieu une rencontre entre l'artefact et la phisisdéracinée de tout ordre et de tout modèle. On serait tenté d'affirmer qu'à chaque moment se réalise, ou voudrait se réaliser, un «milieu associé» de nature et d'artifices propagé à l'infini. Pour cette raison et à cause de cette demande qui se renouvelle continuellement, la suburbia est devenue le lieu expérimental de l'acte de construire des nouveaux paysages du moderne. Sur ces territoires se pose à nouveau l'exigence d'un rapport direct matériaux/forces, artefact/phisisoù se renouvelle ce caractère de l'architecture d'être un art qui donne origine à un «monde». Dans les territoires en formation de la métropole, les intensités, les vents et les bruits, les eaux et les végétaux, les forces et les caractères tactils et sonores de la phisis occupent l'espace et entrent en résonance directement avec nos artefacts. La qualité de cette rencontre, de ce rapport, nous importe aujourd'hui. En effet, la question ne se pose plus, ou plus tellement, de savoir si le paysage est «artialisé», mais de savoir quels rapports s'établissent à l'intérieur de l'artialisation, entre les forces la composant. Le territoire de la métropole, suburbia, ne peut être décrit avec des références et des modèles, il ne peut plus être représenté, mais seulement construit. 

Construire ces lieux, construire un paysage, équivaut à se confronter à un processus plutôt qu'à des produits. Dans ce nouvel «état de nature», construire revient à ce que les processus de l'artefact se temporalisent sur ceux de la nature et, inversement, que les processus naturels puissent se temporaliser sur ceux de l'artefact auquel ils sont unis. L'enjeu est la construction d'un lieu dont l'idée régulatrice contient la rencontre entre les forces du site et les matériaux d'une culture. D'où l'obligation de réinventer les rapports qui se sont dissouts avec la déconstruction de la campagne et de la ville. Il y a une analogie certaine entre le fait d'inventer et de fonder un lieu en instaurant des rapports inédits entre site et projet dans la métropole, et les alliances entre les sciences et la nature qui ont cours aujourd'hui.

Dans les territoires du moderne, les problèmes de la sauvegarde, de la restauration de l'architecture ainsi que du renouveau et du recyclage urbain ont pris aujourd'hui de l'importance. Déjà en 1903, Alois Riegl écrivait, dans 
Le culte moderne des monuments, que la claire perception du cycle nécessaire de la création et de la destruction est au centre de l'intérêt de l'homme du XXe siècle. Ainsi, «toute oeuvre humaine est conçue comme un organisme naturel» qui doit pouvoir se développer librement, l'homme se contentant de la préserver d'une fin prématurée. Nous savons, par contre, ce que l'innovation culturelle de ce siècle a demandé de destructions «progressistes» et de combien notre gigantisme constructeur a inhibé l'activité de la nature. Or, depuis peu, le «culte moderne» a pris un rythme accéléré par la nécessité de sauvegarder d'autres monuments que ceux dont parlaient Riegl et les CIAM, et il porte son intérêt sur le tissu urbain, les friches industrielles et agricoles, les grandes constructions territoriales, en un mot toutes les réalisations du Mouvement moderne lui-même. La «seconde nature» que nous avons construite demande à être soignée, notamment dans les matériaux que nous avons inventés. Nous avons découvert que le béton et l'acier subissent la corrosion plus vite que la pierre, que ces matériaux participent eux aussi au cycle de la vie et de la mort et qu'il nous appartient de les ranimer. Nous avons découvert que maints matériaux synthétiques ne participent pas spontanément à leur propre dissolution et que nous devons les détruire artificiellement. Ainsi, avec la sauvegarde et le recyclage urbain, nous avons appris à simuler au quotidien le cycle naturel de mort et de résurrection des choses. Le «monument» dont il faut avoir cure est notre seconde nature d'une façon globale qui, d'interventions techniques en interventions techniques s'évertue à simuler la nature première pour survivre. D'autant plus que dans de nombreux cas (édifices, ponts, viaducs...), l'intervention de sauvegarde comporte la substitution presque entière des matériaux qui les composent et nécessite la rematérialisation de l'artefact. Evolution qui conduira probablement le cycle de la construction à des situations transitoires encore inédites. 

La reprise des «qualités secondes», c'est-à-dire de toute la sphère 
naturelle du sens, de la perception, de l'imaginaire, relance l'intérêt pour les qualités tactiles des matériaux, pour les couleurs, pour les textures, ainsi que pour les odeurs et les sons. Ce mouvement renferme en même temps la dévaluation des représentations, c'est-à-dire de la mimèsis. Les artistes modernes ont grandement contribué à la déconstruction de la mimèsis quand ils se sont donnés pour objet leur propre langage. L'oeuvre d'art devient alors expérience du sensible et non plus représentation de cette expérience. Ceci est d'autant plus vrai en architecture. Dans la rencontre entre nous-mêmes et l'espace architectural, ce qui est rencontré est prioritairement senti. L'effet de l'édifice sur les habitants engage bien plus que la simple vue. Des constructions, observait Walter Benjamin, nous avons une double jouissance par l'usage et par la réception, ou plus précisément «tactile» et «optique». La première, dit Benjamin, se fait dans la «distraction», par l'habitude, c'est-à-dire dans l'expérience sensible quotidienne qui est déterminante, en fin de compte, pour la réception optique elle-même. C'est par l'expérience sensible que sont offertes à la perception les transformations d'espace de notre époque, et ceci dans le temps de l'habitude et de la répétition. La recherche développée par une partie de l'architecture contemporaine se porte sur des événements qui suscitent une aperception plus riche, sur des effets tactiles, sonores, de lumière, de texture, plus amples qu'une simple visibilité. Recherche qui s'exerce également, comme le montre Peter Zumthor, dans une attention plus grande au processus de transformation de la matière en matériau et en espace à construire. Ou encore dans l'utilisation toujours plus étendue de nouveaux matériaux construits par des synthèses moléculaires où sont simulés les processus morphogénétiques de la nature. Ou encore en construisant des lieux où artefacts et événements naturels sont imbriqués dans un entrelacement temporel comme le montrent certains projets de paysagistes ou, par exemple, les réalisations des architectes suisses alémaniques contemporains.

Enrichir la perception signifie donner de la qualité à l'expérience du sensible, à cette sphère 
naturelle avec laquelle nous vivons quotidiennement l'espace. Une autre mesure prend forme dans le rapport nature/artifice lorsque les choses sont en même temps naturelles et artificielles et où, à la place de l'imitation, c'est la simulation de la nature elle-même qui prend corps, c'est la capture et l'expression des forces qui nous traversent, nous, êtres de nature.


© Faces, 1998