Menu principal

Journal d'Architecture

N° 34/35 | Printemps 1995 | Architectures récentes dans les Grisons (I)

Edito

Sommaire

Giairo Daghini, Martin Steinmann
Architectures récentes dans les Grisons


«Ce qui n'est pas fixé n'est rien. Ce qui est fixé est mort.»
Paul Valéry, 
Autres Rhumbs


Les Grisons semblent lointains, en un certain sens, une province «aux frontières de l'Empire», enfermés entre de hautes montagnes et sillonnés par des vallées profondes, dont on ne sait que peu de chose, moins certainement que d'autres régions de la Suisse. Ou alors, quand on fait référence à St-Moritz et aux autres lieux de luxe et de sports, on pense plutôt à ce lieu mythique qu'est l'Engadine, et moins aux Grisons. Une région donc divisée en parties dont l'une est surexposée et les autres plus secrètes, plus réservées, en marge du grand mouvement et du spectacle continu. Un lieu où il est peut-être possible aujourd'hui d'expérimenter avec plus de calme qu'ailleurs une recherche notamment en architecture qui fait référence à une réalité déterminée, singulière.

De cette «lointaine province», il nous arrivait ces dernières années, avec une certaine fréquence, des notices et des images de bâtiments qui, de plus en plus, demandaient notre attention. Nous nous sommes rendus aux Grisons - parmi d'autres - et nous avons trouvé des constructions, des projets et des personnalités d'architectes sur lesquels nous pensons qu'il vaut la peine de présenter un ample témoignage dans FACES.

Il convient d'être clair dès le début: avec les interventions que nous dédions à l'architecture récente dans les Grisons, nous ne prétendons ni découvrir, ni construire une «école» que nous opposerions à d'autres. Il s'agit ici, ni plus ni moins, de publier des oeuvres de jeunes architectes travaillant dans une région déterminée, en particulier dans la région de Coire, pendant les années 90. Certains d'entre eux sont originaires des Grisons, d'autres y sont arrivés au hasard de leur vie, comme ça a été le cas pour Peter Zumthor, le plus connu des architectes de cette région. Zumthor n'est pas présent dans ce numéro de FACES, ou plus précisément, il n'y est pas présent par ses oeuvres. Par contre, sa «manière de penser l'architecture» s'exprime dans les réalisations de certains des architectes qui figurent dans ce numéro. Plusieurs parmi eux, Andreas Hagmann, Valentin Bearth..., ont travaillé dans son atelier à Haldenstein. D'autres, parfois les mêmes, ont été marqués par leur formation dans l'atelier de Fabio Reinhart, à l'EPF de Zurich, dans les années 80, comme Andrea Deplazes, Christian Kerez, Conradin Clavuot...

Dans ces années, Fabio Reinhart et Miroslav Sik ont théorisé une manière de penser le projet connue sous le terme d'«architecture analogue». Un point important de cette théorisation a été son attention pour les choses ordinaires, simples, et aussi pour l'expression poétique de cet ordinaire. L'autre point central, c'est le rapport à la tradition. Il s'agit d'une question qui traverse l'aventure de l'architecture moderne avec des issues très diverses. Plusieurs essais ont été faits - par Sik notamment - pour décrire l'acte d'équilibrisme que représente une architecture située entre la tradition, ou ce qui est couramment affirmé comme tel, et la modernité. Un acte et une position tendus entre une attitude qui cherche à effacer tout ce qui est ancien, comme on effacerait des dettes sur un tableau noir, bref, l'attitude de la table rase et une attitude opposée qui cherche à conserver tout ce qui est ancien, et en tant que tel bon et beau. Cela, même au prix de donner lieu à des villages Potemkine.

La théorie de l'architecture analogue nomme cette position sur le fil tendu par le terme de «traditionalisme», considéré pour ainsi dire en mouvement. «C'est un pauvre traditionalisme celui qui cherche à arrêter l'évolution de la tradition, en la privant ainsi de sa sensibilité et de son utilité dans la vie de tous les jours», écrit Sik dans 
Analoge Architektur[1], et encore «la tradition doit intégrer du nouveau; la tradition échappe à sa destruction seulement si on ne la force pas dans des règles dogmatiques».

Le rapport tradition-innovation, passé-présent, est sûrement crucial. Certainement, il faut libérer la tradition de tout dogmatisme (de même que le nouveau, du reste). Mais ceci nous pousse à préciser encore une fois que l'histoire, toutes les histoires, adviennent à partir du présent de celui qui les accomplit, de celui qui construit, invente, écrit en réactivant des éléments et des images de ce qui a été. C'est le présent qui attire sur soi, qui remémore, qui ressuscite selon son urgence des fragments du passé pour le compléter, pour le modifier et non le contraire, la tradition qui s'annoncerait comme source et vérité du mouvement de l'histoire. Ce mouvement ne peut se faire avec la «table rase», mais non plus avec la nostalgie de ce qui a été. Ceci est l'enjeu difficile de la modernité qui nous oblige à un projet où la décision doit être prise à chaque instant, parce que le passé, la tradition ont été imparfaits.

Cette expérience de l'architecture analogue aura posé à ces étudiants l'urgence d'une nouvelle réflexion sur l'histoire, ainsi qu'une prise de distance critique avec les formules à valeur universelle qui trop souvent ont pesé lourd dans un professionnalisme qui avait à assumer l'héritage direct du 
Neues Bauen.D'autres raisons encore peuvent avoir attiré vers la théorisation de l'architecture analogue ces étudiants provenant des Grisons. Parce qu'ils avaient assisté directement aux tentatives d'arrêter la destruction des villages à l'aide de règlements de construction, dont le but était la conservation de l'image des maisons rurales et l'usage des matériaux «naturels» d'une part, d'autre part parce qu'ils avaient pu voir comment les mêmes règlements arrêtaient l'évolution de l'existant, comment ils fixaient d'une façon définitive le traditionalisme dans les images stéréotypées du passé. Le mot de Paul Valéry, écrit en relation avec cette question de la tradition, le dit clairement: «Ce qui est fixé est mort». La tradition - seulement si elle est soumise au mouvement dicté par le présent - peut alors être arrachée au paradoxe: le rien et le mort.

Le pas que plusieurs architectes ont fait après leurs études, de l'atelier de Fabio Reinhart vers l'atelier de Haldenstein avait sa logique. En se basant sur une autre manière de penser le projet, Peter Zumthor exprime une architecture qui se nourrit de choses qui sont «là» et de l'expérience que nous en avons: «elles constituent le stock d'ambiances 
(Stimmungen) et d'images dont je cherche à prendre la mesure par mon travail d'architecte», ainsi qu'il l'écrit dans son texte programmatique Eine Anschauung der Dinge[2]. Cette manière de penser signifiait en même temps la libération d'un traditionalisme trop souvent figé dans ses propres images.

Peter Zumthor, dans un entretien, a mis en relation son idée de «ruralité» avec celle d'une «manière directe de construire» et a établi des conclusions analogues à celle qu'Adolf Loos avait annoncé lorsqu'il écrivait dans ses 
Règles pour celui qui construit dans les montagnes (1913): «Ne construit pas de manière pittoresque. L'homme qui s'habille de manière pittoresque n'est pas pittoresque, mais un bouffon. Le paysan ne s'habille pas de manière pittoresque. (...) Construit aussi bien que tu es capable de le faire.»[3]

Les premières oeuvres des architectes présentés dans ce numéro portent encore les marques de l'architecture analogue, comme par exemple la maison à Malans construite en 1989 par Valentin Bearth et Andrea Deplazes. Celles qui les suivent montrent une recherche plus personnelle et une évolution vers de nouvelles expériences. Dans un deuxième numéro, prochainement, nous discuterons cette situation avec les architectes concernés. Pour le moment, nous ne faisons que constater qu'il existe autour de Coire un groupe d'architectes qui partagent certaines idées, sans former pour autant une école. Voilà un point. L'autre est que ces architectes ont la possibilité de réaliser leurs projets grâce à des concours que l'architecte cantonal Erich Bandi encourage, de la même façon que le fait l'ingénieur cantonal dans son domaine. Pour cette raison, nous publions dans ce numéro avant tout des bâtiments publics, des écoles, des équipements...

Ces architectes ont appris à travailler dans un contexte marqué par l'histoire, ou mieux, avec les images de l'histoire que leur suscitent leur recherche et la singularité du lieu et du temps où ils exercent. Ils ont aussi appris à travailler avec «les formes du paysan», pour citer encore une fois Loos, sans tomber dans une attitude pittoresque. Leur architecture est une architecture des années 90, qui a appris à prendre la mesure des conditions structurelles et de la singularité d'un lieu.


[1] Miroslav Sik, in: Analoge Architektur, Prague, 1990.
[2] Peter Zumthor, 
Eine Anschauung der Dinge, Haldenstein, 1992.
[3] Adolf Loos, 
Trotzdem, 1930.

© Faces, 1995