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Journal d'Architecture

N° 33 | Automne 1994 | Le lieu de l'enfance

Edito

Sommaire

Giairo Daghini
De l'école de la rue à la route de l'école


La question de l'enfant est un des grands thèmes de la recherche en sciences sociales, de l'exploitation médiatique et de la consommation au XXe siècle.

Auparavant, dans les villes du passé et dans les campagnes (ou aujourd'hui encore dans les civilisations autres qu'industrielles) l'enfant avait été un sujet parmi d'autres dans l'espace du quartier et de la rue, une présence caractérisée par un va-et-vient continu entre l'espace public et l'espace privé, ce qui le faisait participer à une socialisation intense, dangereuse et riche en même temps. Dans ces situations, l'enfance était reconnue comme différence, mais une telle reconnaissance ne la séparait pas de la société dans son ensemble. Elle participait directement à la complexité du rapport extérieur-intérieur des espaces. En l'absence de lieux spécifiques pour l'enfance, qui apparaîtront plus tard, on lui reconnaissait son rôle propre à l'intérieur des relations de socialité.

Tout ceci peut être raconté sans nostalgie, comme l'ont fait Philippe Ariès, Arlette Farge et d'autres, mais néanmoins avec l'intention de souligner une forme de socialisation perdue et un problème qui occupe toujours notre présent. Nous sommes les témoins de l'aboutissement d'un long processus de privatisation de l'enfance, qui a conduit à son retrait progressif de la rue et du quartier et à son renfermement dans un espace toujours plus désurbanisé, à la maison ou à l'école. Ces processus, il est vrai, accompagnent ceux de la ville moderne qui s'est constituée à travers un itinéraire complexe de régularisation, d'hygiénisme et de spécialisation des espaces, de façon telle qu'elle se présente toujours plus comme un réseau d'institutions séparées par une trame infinie de frontières: lieux de travail, hôpitaux, prisons, écoles, supermarchés, routes à grand trafic, loisirs organisés, banques de données, un territoire où l'habitat, le domicile de chacun a été institué comme 
lieu résidentiel. L'enfant aussi devient, au sens strict, fille ou fils d'une famille et élève d'une école, comme les personnes âgées deviennent tendanciellement les habitantes des logis de retraités.

«Si nous suivons l'enfant dans la ville - écrit François Barré, (
Traverses, 1976) - nous ne découvrirons pas la ville, mais un découpage de temps et d'espaces qui ne correspondent pas entre eux.» Il s'agira donc de la crèche, de l'école, du centre sportif, de l'atelier de création: «des petits ghettos». L'enfant, riche en espaces spécifiques, n'investit plus la ville et ses habitants, les voisins, les activités et les commerçants les plus proches, les objets urbains, la rue, il en est séparé, il n'en a plus l'expérience. Sa formation se fait ailleurs, à travers d'autres objets, dans d'autres espaces.

Durant le temps de sa privatisation, l'enfance a été le sujet de recherches et d'approfondissements, comme jamais auparavant. La psychanalyse a éclairé le rôle constructeur de l'inconscient depuis l'enfance jusqu'à l'âge adulte et la survivance de l'une dans l'autre. La psychologie génétique a redéfini l'intelligence à partir de son mode de formation et de développement, donc de sa constitution à partir des expériences de l'enfant. Ces connaissances ont bouleversé l'image que l'adulte se faisait de l'enfant. Elles ont permis de reconnaître à l'enfance des désirs et une autonomie qui lui sont propres. Elles auraient dû permettre de transformer radicalement les relations entre l'adulte et l'enfant, même compte tenu du cadre de la ville moderne où cette relation est inscrite. Il s'agissait de se libérer de la tentation de faire de l'enfant un être homogène dans l'univers des adultes, un être dans lequel ces derniers voient la projection de leurs visions et de qui ils attendent l'accomplissement de leurs rêves. Cela n'a pas été le cas.

L'enfance a été investie par une avalanche de processus d'infantilisation. Privatisée, on l'a transformée en un secteur de consommation redoutable, fait d'objets sécurisés, d'habits, d'aliments homogénéisés, de surgelés zooformes, de bonbons et de jardins robinsons. Câblée, elle a été structurée en langages, en images et en spectacles qui médiatisent l'imaginaire en l'absence d'autres formes d'expériences.

Souvent, l'architecture et le design se sont exercés dans des pratiques d'infantilisation de l'espace. Elles ont débuté dans les années trente et s'annoncent dans les expositions universelles. Cet univers infantilisé produit par la pensée kitsch des adultes ouvre un marché qui dès lors n'a pas cessé de croître.

La question de l'enfant, de son espace, contient au moins un élément de contradiction qui demande à être considéré dans sa complexité. D'une part, l'exigence d'un espace propre aux seuls enfants, donc sectoriel, faits d'éléments d'irrégularité, d'événements, de modifications, d'imprévus qui peuvent structurer et enrichir une expérience; d'autre part, l'exigence d'un espace ouvert, commun aux enfants et aux adultes, comme jadis l'a été la rue ou le quartier, un espace public qui nous fait cruellement défaut.

Dans ce dossier, FACES a choisi de présenter un groupe de bâtiments autour du thème de l'enfance, qui chacun à sa façon évite et refuse de tomber dans le piège d'une infantilisation de l'espace. Avec les éléments rigoureux du projet d'architecture, ces oeuvres composent avec le paradoxe de faire coexister 
leursespaces et nos espaces.


© Faces, 1994