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Journal d'Architecture

N° 29 | Automne 1993 | Architectures souterraines

Edito

Sommaire

Jürg Ragettli
L'architecture de l'énergie


Les centrales hydro-électriques à haute pression constituent de vastes installations techniques situées dans le cadre du paysage alpin. Le réseau composant l'installation englobe des captages d'eau modestes et de vastes lacs de retenue, des galeries d'alimentation et des conduites forcées aussi bien que les usines proprement dites. Des progrès techniques constants dans le domaine des machines, de la construction et de la maîtrise de l'énergie électrique ont permis la création à l'échelle régionale de centrales hydro-électriques d'une grande complexité. Parallèlement, les installations sont de plus en plus fréquemment transférées en sous-sol ou à l'intérieur des montagnes et n'apparaissent plus qu'exceptionnellement en surface. Il en résulte de vastes installations souterraines composées de galeries, de puits et de cavernes. A la manière d'un système de grottes parcouru par un réseau hydrographique souterrain formé d'eaux de ruissellement, de torrents et de rivières, de cavernes et de plans d'eau s'est créé un royaume technique souterrain englobant des salles taillées dans la roche, des voûtes et des galeries bétonnées, des machines et des installations gigantesques, des canalisations et des conduites métalliques géantes. La montagne et le rocher, l'eau et la technique hydraulique y constituent des éléments omniprésents. Les forces que recèle l'eau s'expriment dans les dimensions gigantesques, presque démesurées des constructions, des machines, des galeries et des conduites forcées.

Torrents et rivières courant à l'air libre sont captés par des conduites souterraines; entre les blocs de rochers des torrents et des rivières alpines ne coule plus qu'un maigre filet d'eau. Le bruit de l'eau, le bruissement et le grondement des torrents et des rivières, le «timbre de l'orgue de la nature», qui accompagnait autrefois chaque visiteur sur tout le territoire des Grisons et qui était constamment présent dans chaque vallée, s'est éteint.

Les ouvrages de retenue d'eau et, naturellement, les vastes lacs artificiels se situent à l'origine du réseau de conduites. Outre ces éléments, les bouches des galeries de distribution, quelques réservoirs isolés destinés à la régulation de la pression et des bassins de compensation de taille réduite révèlent seuls en surface l'installation souterraine. L'implantation de ces ouvrages est déterminée par le fonctionnement de l'installation. Dans la mesure où cette dernière est souterraine, et donc invisible, la disposition en surface paraît à la fois relever du hasard ou de l'arbitraire, tout en livrant une indication sur la complexité de l'installation. La construction de centrales hydrauliques crée de nouveaux types constructifs élémentaires, inspirés de la technique, qui s'écartent entièrement du mode de construction traditionnel des maisons. La forme spécifique et la morphologie de ces ouvrages résulte essentiellement des conditions techniques, fonctionnelles, topographiques et géologiques; leur expression, liée à l'emploi du béton, qui s'exprime en formes élémentaires et rationelles, se présente comme un dialogue plein de tensions et de contrastes avec la nature sauvage.

Les grandes installations souterraines ont pour conséquence une production abondante de matières rocheuses extraites des galeries et des cavernes. Si, autrefois, le matériau extrait était entreposé et s'accumulait à l'entrée même des galeries, les exigences nouvelles imposent dans la mesure du possible leur réemploi. Lorsque cela n'est pas possible, la recherche d'une décharge devient de plus en plus ardue, dans la mesure où ne conviennent que des sites dans lesquels un volume important de matériaux peut être déposé sans trop menacer le paysage. Par le biais de plantations et de reboisements, l'on tente de les camoufler, tout en évitant toute création de paysage artificiel.

A l'époque de la réalisation des premiers grands projets de centrales hydrauliques, durant les premières décennies de ce siècle, le facteur économique représentait déjà l'élément déterminant dans la réalisation d'une installation. L'une des conditions préalables était d'aboutir à une exploitation systématique et planifiée de l'énergie hydraulique d'une vallée, grâce à des paliers de chute successifs. Des lacs naturels servaient alors encore de réservoir d'eau (lac de Poschiavo, Lago Bianco, lac de Davos), la construction de galeries importantes était délicate et les conduites forcées rivetées, puis soudées, rejoignaient à l'air libre les vallées, plusieurs conduites étant souvent posées en parallèle. Après la seconde guerre mondiale, dans le prolongement de l'essor économique des décennies d'après-guerre, l'on assista à un important développement des centrales hydrauliques grisonnes. L'objectif était d'aboutir à une utilisation complète et optimale de toutes les sources d'énergie hydraulique disponibles. De nouvelles possibilités, tant dans le domaine constructif que dans celui de la technique des machines, rendirent possible une meilleure exploitation et la construction de centrales encore plus puissantes. Les nouvelles centrales hydrauliques constituent un réseau qui recueille les eaux de ruissellement, les torrents et les rivières de plusieurs vallées et de diverses régions. Il en résulte des systèmes d'installations qui s'étendent souterrainement sur de vastes territoires, traversant les montagnes à l'aide de conduites forcées longues de plusieurs kilomètres. Même des rivières et des torrents éloignés sont intégrés au système principal par le biais de captages secondaires. De grands barrages constituent des réservoirs permanents, permettant la production d'énergie hivernale si précieuse. Les galeries servant de conduites forcées qui relient les barrages aux génératrices mesurent jusqu'à six mètres de diamètre.

De plus en plus, les constructions sont implantées souterrainement. Ce développement touche toutes les installations: conduites d'eau, réservoirs de régulation de pression, chambres des machines et vannes; et de plus en plus fréquemment, les salles des machines sont installées dans des cavernes souterraines. Dans la caverne des machines Martina des Forces motrices de l'Engadine, en cours de construction, sont installés souterrainement non seulement les turbines, les génératrices, mais également les transformateurs et les installations de commutation. L'espace occupé par les installations de commutation qui, en plein air, nécessitent une surface importante, peut être à ce point réduit, grâce aux techniques d'isolation des câbles à l'aide de gaz inertes diffusées au cours de la dernières décennie, qu'elles peuvent prendre place dans la caverne. L'évolution qui fait que les différentes parties de l'installation exigent de moins en moins de place grâce aux techniques nouvelles facilite en effet une implantation souterraine.

Dans la mesure où les galeries servant de conduites forcées franchissent plusieurs kilomètres, relient plusieurs vallées et atteignent des diamètres de six mètres, elles ne peuvent être créées que souterrainement. La dispositon souterraine de toute l'installation et, plus particulièrement, de la centrale des machines permet une optimisation du concept de l'installation selon des critères économiques, fonctionnels et d'exploitation. Dans la mesure où il n'existe aucune restriction dans le choix de l'implantation, que ce soit sur le plan de la situation ou de l'altitude, le captage et la liaison de différents bassins hydrologiques, qui ne pourraient sinon qu'être imparfaitement exploités, est envisageable. Lorsque la place manque, des implantations à l'air libre convenant à de grandes centrales ne sont pas faciles à trouver. Dans le cas des premières centrales-cavernes construites après la seconde guerre mondiale, des raisons relevant de la sécurité furent avant tout mises en avant par les constructeurs de centrales.

Aujourd'hui, du fait de la taille et du bouleversement du paysage qu'entraîne un nombre de plus en plus important de centrales, ce sont avant tout des raisons politiques, les règlements et les prescriptions administratives, ainsi que des préoccupations et des exigences relevant de la protection de la nature qui conduisent à des solutions souterraines. Dans la mesure où la problématique de la protection de la nature et du paysage domine dans le cas de tout nouveau projet de centrale, les constructeurs se plient à des exigences constructives et financières même importantes dans le but de réduire les oppositions. Par exemple, dans le cadre du projet d'agrandissement en cours de la centrale de Brusio à Puschlav près de Cavaglia, il est prévu un bassin de compensation souterrain d'une contenance de 200'000 m3, afin de ne pas toucher aux prairies du haut plateau.

La conception des centrales hydrauliques en tant qu'ouvrages représentatifs incarna autrefois l'expression de la fierté des constructeurs et de la puissance économique des sociétés hydrauliques, par exemple dans le cas des halles des machines de la centrale de l'Albula à Sils i.D. (architecte Gustav Gull, 1910) ou des Forces motrices grisonnes SA à Küblis (architecte Nicolaus Hartmann, 1922). Le mode de construction souterrain fit que la conception plastique de ces ouvrages devint de plus en plus secondaire. Le caractère public de l'ouvrage passa largement au second plan dans le cas des centrales souterraines. La construction en caverne a également pour «avantage» qu'il n'est pas nécessaire de se préoccuper de l'aspect architectural extérieur. La conception architecturale des centrales-cavernes est déterminée dans le cadre d'un quelconque département des grandes firmes chargées de la réalisation des centrales hydrauliques, dans les mains desquelles est placée la construction de toute l'installation, et ne reçoit qu'une attention très limitée. Aux yeux du public, les installations techniques, les transformateurs et les installations de commutation installés en plein air incarnent la centrale hydraulique. L'accès aux volumes souterrains s'effectue par des portails discrets et de longues galeries desservent les halles des machines logées dans le coeur de la montagne. L'intervention de l'architecte se limite à la conception de la halle des machines et du portail d'accès. La mise en scène délibérée du monde souterrain constitue rarement un thème conceptuel. La caverne Innerferrera (architecte Konrad Metzger de la firme Motor Columbus, 1962), des Forces motrices du Rhin postérieur, constitue une exception notable. La galerie sombre, dans laquelle le rocher demeure visible et où seule la voie de circulation est éclairée par des lampes logées dans les bordures des trottoirs, forme un contraste marqué avec la vaste caverne inondée de lumière occupée par les machines. En pénétrant dans la halle des machines, l'impression de pénétrer dans une caverne souterraine pleine de grondements située au coeur de la roche nue se modifie brutalement. Les machines, grâce à leur habillage, sont isolées acoustiquement; la lumière indirecte des néons éclaire de manière permanente et régulière la halle. Le plafond est habillé de plaques isolantes perforées blanches, le sol de plaques de pierre artificielle polies et brillantes. Tous les locaux techniques annexes, la salle des vannes, les transformateurs, le local de commande et les pièces réservées au personnel d'entretien sont disposés autour de la vaste halle des machines, longue de 130 m, et s'ouvrent sur elle par des portails et des baies de grande taille, de telle sorte que les parois latérales deviennent de véritables façades intérieures. Néanmoins, plus personne ne réussit à s'imaginer dans cette vaste halle bien éclairée le dôme puissant et sombre taillé dans le rocher qui existait avant la création des parois lisses et du plafond bombé réalisé en matérieu léger. Lors de la conception des halles, la priorité fut données à la création de locaux de travail et de repos destinés au personnel, dans lesquels la perception de la situation en sous-sol était presque entièrement gommée. Contrairement à la centrale Innerferrera, les concepteurs tentaient fréquemment d'obtenir l'illusion de la lumière du jour à l'aide de l'éclairage artificiel. Tout à côté de la caverne des machines Innerferrera se trouve le réservoir d'eau souterrain. L'eau turbinée qui entre par les machines dans la centrale y est accumulée avant d'être ramenée dans le lac artificiel Sufer ou d'être pompée durant la nuit dans celui de Valle di Lei. Contrairement à la halle des machines, avec son revêtement soigné, la toute-puissance de l'eau devient ici perceptible, de même que la situation souterraine. Le réservoir souterrain est formé par un cylindre géant gunité de 20 m de diamètre et de 30 m de hauteur, faiblement éclairé à l'aide de quelques ampoules à incandescence. En fonction du niveau de l'eau, les masses d'eau chargées d'écume disparaissent en tourbillons déchaînés par l'ouverture d'un gouffre.

L'expérience que fait le visiteur de la situation exceptionnelle des ouvrages techniques logés dans les entrailles de la montagne, l'association de la roche, de l'eau et de la technique, est particulièrement intense et spectaculaire dans les locaux techniques annexes, comme dans le cas du réservoir de régulation de la pression d'Innerferrera, qui sont très fortement marqués par leur situation souterraine et la forme inhabituelle des cavernes. Les voûtes et les parois sont constituées de roches nues, de béton gunité ou de béton brut de décoffrage; les machines, les appareils techniques, les conduites métalliques ou les câbles sont omniprésents. L'expression, la vie insolite qui anime ces lieux et les formes constructives inhabituelles sont le résultat de conditions fonctionnelles et techniques résultant d'une approche d'ingénieur. Le béton avec lequel les voûtes souterraines sont construites confère l'expression du fonctionnalisme et de l'économie. La roche nue, sans revêtement, demeure exceptionnelle. De même, le bruit des machines et de l'eau, l'éclairage généralement réduit jouent dans ce contexte un rôle important. D'ordinaire, l'on creuse, pour accueillir la centrale, une seule caverne démesurée, dans laquelle tous les locaux de l'installation sont ensuite créés à l'aide de subdivisions intérieures (comme par exemple dans la centrale Innerferrera). Dans le cas des centrales des Forces motrices du Misox, qui constituèrent les toutes premières centrales souterraines des Grisons (1951-62), l'on fit appel, du fait de la mauvaise qualité de la roche et dans le but d'éviter de construire des voûtes de trop grandes dimensions, à d'autres solutions. La centrale Spina est constituée de plusieurs cavernes de taille réduite séparées les unes des autres, disposées parallèlement et réunies par des galeries de liaison. Des couloirs et des galeries présentant un profil en forme de fer-à-cheval ont été percés dans la roche et habillés de béton. Chaque unité fonctionnelle, chaque composante de l'installation, presque chaque appareil est logé dans un espace indépendant. Chaque espace acquiert ses caractéristiques propres du fait de sa fonction, de sa taille et de sa forme spécifique, le matériau qui compose ses parois, un traitement de la lumière différent selon les locaux, le bruit des machines ou de l'eau. Cette conception fonctionnelle et spatiale découle de l'expression propre au mode de construction souterrain. Il en résulte des formes constructives qui ne se composent que d'espaces intérieurs, sans aucun contour extérieur.

La galerie forcée d'un diamètre de 4,20 m alimentant la halle des machines des Forces motrices du Rhin postérieur à Sils peut être fermée à l'aide de vannes placées dans une caverne située à la jonction de la galerie forcée faiblement inclinée, bétonnée, longue de 13 km, et de la galerie forcée en pente raide blindée d'acier. Le réservoir d'accumulation situé immédiatement en amont assure la fonction d'une cuve d'expansion destinée à absorber l'afflux d'eau en cas de fermeture inopinée des vannes de régulation et à garantir l'alimentation en eau lors de leur ouverture. Il est constitué par une chambre inférieure horizontale longue de 140 m, d'un puits vertical et d'un bassin de trop-plein à ciel ouvert.

Le bassin de trop-plein du réservoir Sils des Forces motrices du Rhin postérieur est situé au milieu des prairies d'un mayen, loin de tout. Le puits vertical d'une hauteur de 80 m et de 9 m de diamètre, ainsi que le bassin d'expansion circulaire, d'un diamètre de 50 m, sont destinés à recueillir les masses d'eau en cas de poussées et d'aspirations très fortes, et à les rendre inoffensives. Le bassin asphalté de forme circulaire, avec la canalisation de sortie en béton, confère au site une signification nouvelle, mystérieuse et évoque l'installation qui se trouve à plus de 90 m plus bas au coeur de la montagne.



© Faces, 1993
Traduit de l'allemand par Françoise et Jean-Pierre Lewerer